» Gilio ne pouvait pas, en son âme et conscience, imaginer qu’Alexandre VI, ce pontife sulfureux, eût une légitimité dans la succession ! «
Dominique BARTE
L’ombre du Cerf

Dans « L’ombre du Cerf », je n’ai eu qu’à puiser dans les nombreuses allégations de contempteurs sans nuances pour utiliser à souhait le personnage rendu détestable d’Alexandre VI. Ces vertes critiques nous ont laissé l’image d’un pape répugnant et encombrant. Son malandrin de fils, César, est également largement présent dans ma fiction et ce sont sans doute ses actions d’une grande cruauté qui ont aussi affecté la réputation de son père. Aujourd’hui, j’ai rencontré l’écrivain Georges Soler qui nous propose un nouvel éclairage sur cette famille de légende.
DB. Bonjour M. Georges Soler, vous êtes l’auteur d’un ouvrage très documenté sur le pontificat d’Alexandre VI Borgia – Le Pape Catalan – Controverses et réalité, publié chez Cap Béar éditions. Malgré une mauvaise réputation servie par la majorité des historiens qui disqualifie gravement, et à jamais, le pape Alexandre VI, vous avez tenu à réhabiliter son image. Pourquoi ? Parlez-nous de lui, svp.
G.S. A la Renaissance, toute la curie romaine baignait dans le même jus malodorant. Toutefois, je pense qu’Alexandre VI a été plus intelligeant que ses contemporains et était armé d’une volonté « politique » indéniable. On doit intégrer le pontificat d’Alexandre dans ce contexte tumultueux, et il en ressort un tout autre personnage bien plus complexe. Une analyse plus modérée fera apparaître un « souverain pontife » intelligent, visionnaire, et d’une stature largement supérieure à ses contemporains. Son pontificat n’a pas été un chemin parsemé de roses. Evidemment ! En revanche, que de pierres jetées dans son jardin !
» Le pape Calixte III Borja est un arriviste opportuniste mais il n’occupera pas le siège de Saint Pierre bien longtemps, » renchérit le roi Louis XI.
Dominique BARTE
L’ombre du Cerf
DB. La famille valencienne Borja a donné deux papes, Calixte III et Alexandre VI qui sont mis en scène dans « L’ombre du Cerf » … étaient-ils vraiment les meilleurs choix qui se présentaient aux cardinaux lors de leur élection ? Calixte III n’a-t-il pas tout mis en œuvre pour que son neveu parvienne sur le trône pontifical ?

Calixte III :
Alphonse Borja i LLançol : Pape de 1455 à 1458. Il avait 76 ans lors de son élection. Elu pape de compromis alors qu’il y avait une lutte pour la tiare entre les familles romaines Orsini et Colonna. En ce qui concerne le népotisme reproché (à juste titre) à Calixte III, l’histoire passe sous silence que Jules II était le neveu de Sixte IV (famille DELLA ROVERE) et de même Pie III, le neveu de Pie II (famille PICCOLOMINI). Donc, cette pratique était usuelle en ce temps-là à Rome.

Alexandre VI Borgia :
Rodrigo Borja est né à Xativa (près de Valence) le 1 janvier 1431. Il fut le 214ᵉ pape de l’Église catholique sous le nom d’Alexandre VI de 1492 à 1503. Rodrigo BORJA a été élu pape parce qu’au conclave, il y a eu une lutte féroce entre les deux « favoris » les plus riches : Giuliano Della Rovere (futur Jules II) et Ascanio Sforza (frère du duc de Milan).
Ne pouvant plus être élu, Ascanio SFORZA a fait basculer l’élection vers un « troisième larron ». Rodrigo Borja sut profiter avec habileté des luttes intestines entre Italiens pour tirer les marrons du feu. Alexandre VI récompensa ensuite le milanais en le nommant vice-chancelier, c’est-à-dire premier prélat de la curie après le pape.
DB. Beaucoup estiment que Rodrigo Borgia a « payé » sa place sur le trône pontifical, qu’en pensez-vous ?
G.S. L’élection prétendument vénale d’Alexandre VI a pour origine essentielle les écrits d’un chroniqueur romain appelé Stefano INFESSURA. C’est un tissu « de bêtises » et de médisances contraires au bon sens le plus simpliste, mais qui a prospéré du fait de la haine des prélats et des princes italiens contre Rodrigo BORJA. A titre d’exemple, on est certain que Jules II a « acheté son élection » mais GUICHARDIN dit que Rodrigo Borja a acheté la sienne par esprit de lucre alors que Jules II a fait preuve d’une grande générosité !!!
S’il avait été aussi nauséabond et répugnant qu’on le prétend, comment les papes Pie II, Paul II, Sixte IV et Innocent VIII, lui auraient-ils tous confié le poste stratégique de vice-chancelier que lui avait octroyé son oncle Calixte III ? Il fut le cardinal le plus haut placé dans la hiérarchie de la curie romaine sous cinq pontifes.
Il est impossible de croire que ses qualités reconnues par tant de pontifes n’aient pas été réelles et se soient subitement évanouies à la suite de son accession au trône de Pierre.
DB. Les mœurs dissolues d’Alexandre VI : Vanozza Catanei, Giulia Farnese, ses autres maîtresses, ses fils : César en particulier ou sa fille : Lucrèce font souvent l’objet de critiques… Il n’est pas l’unique pape dans ce cas, n’est-ce pas ?

G.S. On lui reproche ses cinq enfants naturels alors qu’on omet de signaler que Paul II en eut quatre, puis Sixte IV, deux, ou qu’Innocent VIII était père de famille nombreuse et jusqu’à son glorieux successeur Jules II « géniteur » de trois filles alors qu’il était évêque. Certains papes de la Renaissance furent aussi soupçonnés de relations homosexuelles, ce qui ne fut jamais le cas de Rodrigo Borgia.
Il me semble que l’histoire s’est acharnée sur cet homme sans le comparer à ses semblables ! La dissolution des mœurs était générale dans le monde ecclésiastique et même dans les couvents de Rome. Le vœu de chasteté ou de célibat s’était évanoui dans des jouissances terrestres largement répandues. Le « mal français » (la syphilis) décima une partie du clergé à tout niveau de hiérarchie.
DB. D’après vous, concernant Alexandre VI, d’où lui vient cette légende noire si tenace qu’encore aujourd’hui les ecclésiastiques évitent de lui chercher une défense ?
G.S. Dès son élection, il s’est heurté à la haine féroce de Giuliano Della Rovere (futur Jules II) qui a tout tenté pour contrecarrer son action. Adversaire résolu, le cardinal de Saint Pierre aux Liens a agrégé sournoisement tout ce qui était en son pouvoir pour évincer Alexandre VI du trône de saint Pierre. Curieusement, peu d’historiens tiennent compte de cet aspect pourtant déterminant dans la conduite que dut adopter le pape pour faire face quotidiennement à un ennemi dans la curie, puissant et violent à son encontre.
De plus, Alexandre VI ne put jamais compter sur la collaboration loyale d’Ascanio Sforza, son vice-chancelier milanais qui cherchait, lui aussi, à s’enrichir et à conforter ses possibilités futures d’accession au port de la tiare. Il oscillait suivant les intérêts particuliers de son frère Ludovic Le More, duc de Milan.
Enfin, les Italiens de la curie l’ont toujours considéré comme un intrus espagnol et ont échafaudé mille calomnies pour délégitimer son élection et l’ensemble de son pontificat. Que dire de l’instabilité chronique des états italiens où chacun ne cherchait qu’à s’agrandir aux dépens de celui qui se trouvait momentanément en position de faiblesse. Les coups bas, les trahisons étaient l’ordinaire des rapports malsains entre ces princes envieux et cupides.
Donc Alexandre a dû se débattre au milieu d’une situation politique détériorée au plus haut point, dans une période d’évolution profonde de la philosophie religieuse (Savonarole, prémices des contestations théologiques, irruption des thèses platoniciennes…), entouré d’un clergé prodigue et libertin.
» Bel homme, César déployait ses charmes et un luxe d’aménités. (…) Il assaillait surtout la belle Charlotte d’Aragon-Naples de prévenances et de galanteries. »
Dominique BARTE
L’ombre du Cerf
DB. Dans mon roman, je me suis servie des prétentions de César pour justifier sa quête de la relique de Sidoine. En réalité, pourquoi César Borgia lorgnait-il à ce point sur un titre de noblesse français ?
G.S. J’aurais du mal à répondre à cette question car César avait une ambition « tous azimuts ». Finalement, il épousa Charlotte d’Albret. Le titre de Duc du Valentinois lui a été octroyé par Louis XII en reconnaissance des largesses faites par son père Alexandre VI dans le cadre des manipulations du droit canon pour lui permettre un remariage avec Anne de Bretagne. Cet anoblissement de César était destiné à remercier Alexandre VI.
DB. Pouvez-vous citer quelques exemples méconnus qui réhabiliteraient cette image noire du pape Alexandre VI ?

G.S. Il a eu la chance d’être pape lors des découvertes de nouvelles terres. Il a su ménager les susceptibilités des deux royaumes les plus audacieux, la Castille et le Portugal pour les amener au Traité de Tordesillas, en découpant la planète dans un sens inédit, par les méridiens. Cependant, il s’est bien gardé de fulminer la bulle de confirmation du traité de Tordesillas, laissant ainsi, indirectement, le champ libre aux autres puissances chrétiennes.
DB. En effet ! Nous reparlerons de ces découvertes du Nouveau Monde dans mon prochain opus !

G.S. Aucun détracteur ne peut lui reprocher le moindre écart dans la doctrine de la foi alors que certains vont même le considérer comme un pape athée! A l’inverse, il a toujours démontré un attachement profond à sa religion. Dans ses lettres intimes, les références à Dieu et à la vierge Marie sont nombreuses et ne laissent place à aucun doute. Il a favorisé l’établissement de l’Ordre des Minimes, accepté les critiques de sainte Colombe de Riéti, engagé une réforme de l’Eglise, poussé les princes et les rois à s’allier dans une sainte croisade qu’il avait réussi à financer tout seul lors du jubilé.
Son successeur Giuliano Della Rovere/Jules II, qui passe pour l’homme qui a rétabli l’honneur et la grandeur de l’Eglise a profité du travail titanesque d’Alexandre VI qu’il détestait. S’il a pu entreprendre la reconstruction de la Basilique Saint Pierre en 1506, c’est qu’Alexandre lui en avait laissé les moyens financiers. Je ne pense pas que Jules II ait payé les travaux avec ses moyens personnels. Il a dû, sans doute, puiser amplement dans le trésor laissé par son prédécesseur. L’un a été largement critiqué pour un esprit cupide permettant d’amasser des trésors dont le suivant s’est servi, renforçant sa gloire future. Et même en matière artistique, la différence surgit à la simple visite des appartements pontificaux respectifs. Alexandre VI fit peindre par Pinturicchio des fresques à partir de thèmes religieux séants à un pape croyant dans une foi catholique traditionnelle tels que l’Annonciation, la Nativité, l’Adoration des mages, la Résurrection, l’Ascension, la Pentecôte et l’Assomption. Alors que Jules II confia à Raphaël des décorations brillantes certes mais certaines plus platoniciennes et païennes que chrétiennes.

Il a eu à faire face à une immense difficulté, jamais connue avant lui, d’ordre religieux par l’émergence d’un prêcheur exalté dont les violentes imprécations ont entraîné la ville de Florence, dans le chaos le plus profond. Savonarole s’était érigé en nouveau messie qui devait réformer la chrétienté dans l’austérité la plus absolue en s’appuyant sur des groupes de jeunes gens fanatisés. Alexandre VI sut garder son sang-froid en manœuvrant habilement de telle sorte que le dominicain fut écarté et il permit à Florence de recouvrer sa prospérité et de rétablir un christianisme apaisé.
Et il y aurait encore de nombreux exemples à citer !
DB. Merci M. Soler pour ces commentaires pour la défense de ce pontife très controversé et finalement un peu méconnu, même si, comme vous le dites vous-même : » On ne peut pas dire non plus qu’Alexandre ait eu une vie au-delà de tout reproche, ni que sa vie fut un long fleuve tranquille » !

Georges Soler :
Ni l’activité professionnelle (Consultant en ressources Humaines), ni la formation universitaire (Droit et Sciences Economiques) ne pouvaient laisser entrevoir, chez l’auteur une passion pour l’Histoire des religions mais aussi de la Catalogne. Ainsi en parallèle à sa vie professionnelle, il s’est livré à l’écriture sur ces thèmes de prédilection. Il a déjà publié 5 livres.

Au sujet de votre livre :
Alexandre VI, pape catalan à l’aura sulfureuse, renié par ses pairs, sera surtout celui qui conduira l’église catholique, avec un sens politique aigu et une compréhension subtile des évolutions essentielles de l’Europe et du monde. La famille Borgia et la réputation qui la précède forment ce duo, riche en couleurs, idéal pour pénétrer au cœur des complots et des alliances opportunes qui rythment la vie des rois et des princes de l’Europe du quattrocento.
Au fil d’une relation épistolaire, trois perpignanais, commerçants et voyageurs curieux de leur époque, échangent, se racontent et nous décrivent cette Europe faite de rebondissements politiques, de convoitises territoriales et de découvertes de terres inconnues !
Jaume Xanxo fils d’un riche marchand drapier de Perpignan et ses cousins : Joan, fils d’un pareur de drap, et Pere Julia, chanoine de l’évêque d’Elne, furent les témoins privilégiés de cette épopée historique.
Telles des chroniques d’aventures, ces lettres informent avec un rythme soutenu, une précision des détails et un style aussi vivant qu’expressif.
Les livres de Georges Soler sont disponibles sur commande auprès de votre libraire ou directement sur le site de l’éditeur : https://capbearedition.com .
Courte bibliographie :
- Alexandre VI : Bulles
- Auton, Jean d’ : Chroniques
- Bernaldez, Andres : Historia de los reyes catolicos
- Burckard, Johannes : Dans le secret des Borgia
- Colomb, Christophe : Livre des prophéties
- Commynes, Philippe de : Mémoires.
- Guicciardini, Francesco : Histoire d’Italie
- Infessura, Stefano : Journal de la ville de Rome.
- Machiavel : Le Prince
- Machiavel : Histoire de Florence
- Pastor Ludwig : Histoire des papes
- Pulgar, Fernando del : Cronica
- Sismondi, Simonde de : Histoire des républiques italiennes du Moyen-Âge
- Sforza, Ascanio : Lettre à Ludovic Sforza – 22-10-1484.
- Correspondance des Borgia – Lettres et documents – Mercure de France ; Le temps retrouvé.
- Lucrèce Borgia – Lettres d’une vie – Payot – Edition établie par Guy Le Thiec.
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